La Grande Oreille Récit

A la croisée des chemins

Pourquoi le carrefour est-il depuis toujours un lieu hautement symbolique ?
Par Natacha Rimasson-Fertin

Comme l’a montré Vladimir Propp, la route et le voyage sont des éléments structurants du conte merveilleux. Ce lieu, où la continuité de la route est interrompue par une bifurcation, est crucial au sens propre du terme : les chemins qui s’offrent alors au voyageur symbolisent l’avenir incertain et l’infinité des possibles, et s’opposent ainsi à la route unique que l’on se contente de suivre. Le carrefour matérialise la limite entre le connu et l’inconnu : c’est là, à la frontière entre l’univers familier et ce qui est étranger, qu’ont lieu les adieux du voyageur avec ceux qui l’accompagnent. Dans les contes, l’arrivée au carrefour est un moment fort de l’itinéraire du héros. En effet, dans les sociétés traditionnelles, le carrefour était considéré comme un lieu de passage entre le monde des hommes et l’autre monde, et avait de ce fait un rôle privilégié comme lieu de sépulture et de magie populaire.

Le carrefour
Dans les contes merveilleux, l’arrivée au carrefour concerne un type précis de personnage, défini dès la situation initiale comme membre d’une fratrie composée le plus souvent de trois frères, et où les deux aînés représentent, par leur conduite, un faire-valoir, un modèle négatif du frère cadet.
Si le départ du héros de chez lui est diversement motivé. Il part de sa propre initiative ou se voit chargé d’une mission par le roi, son arrivée au carrefour semble toujours être le fruit du hasard. Mais en réalité, le cheminement de tout héros voyageur est lié dès le début au carrefour. Ainsi, une coutume russe veut que le voyageur « s’incline dans les quatre directions », ce qui revient à s’en remettre à son destin.

Le choix
La configuration des lieux peut prendre diverses formes : il peut s’agir tout d’abord de carrefours au sens strict, c’est-à-dire de bifurcations ou de croisements de plusieurs chemins comme dans « Les quatre frères habiles ». Le carrefour peut aussi être doublé d’un autre accident de l’espace ou d’un élément du paysage qui attire l’attention : une montagne (le carrefour est alors situé au sommet de celle-ci, dans « Roulepois », « Ilia de Mourom et le dragon ») ou un arbre comme dans « Les deux frères ». Un autre cas fréquent est un poteau planté au milieu de la plaine et indiquant deux ou trois directions, comme dans « Le conte du tsarévitch Ivan, de l’oiseau de feu et du loup gris », « Le conte du jeune preux et de l’eau de la vie » et « Les deux Ivan fils de soldat ». C’est au carrefour que les compagnons de route se séparent. Dans « Le preux Ivan de l’orage, fils de la vache », le frère cadet sauve à plusieurs reprises la vie de ses aînés en leur interdisant de boire de l’eau d’un puits, de manger des pommes d’un pommier et de se reposer dans la maisonnette trouvée sur leur chemin, qui sont en fait les épouses des monstres qu’il vient de tuer. « Soudain la route se sépara en deux », dit le conte. Le héros propose de prendre à gauche ; les frères, qui ont tu leur colère jusqu’à présent, lui répondent : « Prends la route que tu veux, mais nous ne viendrons pas avec toi » et partent à droite. La cause de la séparation des frères est ici leur désaccord.
Quoi qu’il en soit, lorsque plusieurs personnages se mettent en route, l’épanouissement de chacun ne peut se faire qu’individuellement, par le choix d’un chemin qui lui est propre. Le singulier remplace alors le pluriel, et l’action se concentre alternativement sur chaque personnage. Dans « Les deux Ivan fils de soldat », les deux frères n’imaginent pas choisir tous les deux le même chemin parmi les trois qui s’offrent à eux, car cela serait contraire à leur honneur. Chacun des membres de la fratrie commence dès lors à exister comme individu autonome : symboliquement, il entame un cheminement qui le fera accéder à lui-même – aspect auquel s’est beaucoup intéressée l’approche psychanalytique du conte.

Dans « Les deux frères » des Grimm et « Les deux Ivan fils de soldat » d’Afanassiev, la séparation s’accompagne d’une action visant à maintenir le lien entre les protagonistes : dans le conte allemand, ils plantent un couteau dans l’arbre situé au carrefour. Il s’agit d’un signe de vie : chaque côté de la lame indique le chemin suivi par l’un des frères et elle noircira s’il lui arrive malheur. Dans le second conte, les frères s’échangent leurs serviettes et conviennent d’un code de conduite : chacun inscrira ce qu’il lui est arrivé sur des poteaux qu’il plantera le long de sa route et s’essuiera le visage tous les matins avec la serviette de son frère ; l’apparition de sang sur celle-ci sera signe de malheur. Cet objet matérialise donc le lien qui existe entre les deux frères malgré la distance. Il est plus ténu dans le conte allemand, mais il est remplacé par le souvenir du signe convenu : un jour, l’un des frères se rend à l’arbre au carrefour pour avoir des nouvelles de l’autre et découvre que la lame du couteau est à moitié rouillée. « Il lui est arrivé un grand malheur, mais je dois encore pouvoir le sauver », dit-il, et il part à sa recherche. Du choix qui est fait au carrefour dépend donc le destin ultérieur du personnage.

Retrouvez la suite dans le numéro #84 de La Grande Oreille, Sur les chemins