Blog « Les voies du conte » Critique

Aux confins du monde

Christine Horman présente sa toute récente création comme « le fruit de la rencontre d’artistes avec le handicap, artistes qui par leur art disent l’individu soumis à la pression de la norme et des exigences sociales ». Le point de départ de ce spectacle est la commande de capsules vidéos sur l’évolution de la représentation du handicap dans la société, en Belgique.

Le monde va trop vite…

Elles sont trois, assises face au public. Le silence nous prend.
Christine Horman, conteuse, penseuse de l’intime, raconte.
Evelyne Devuyst, conteuse et interprète, amoureuse des mots et des signes.
Marie Thys, conteuse alliant poésie brute et humour, musicienne et chanteuse, derrière son violoncelle. 

Pour écrire cette histoire, Christine Horman s’est inspirée de différents personnages : Héphaïstos, le forgeron boiteux ; l’Homme de Verre de Cervantes, qui après avoir bu une potion d’amour, a peur de se briser à tout moment ; Pied d’or, héros d’un conte gascon, infirme… Elle a exploré souvenirs, phrases entendues, lectures, questionnements, échanges.

La parole jaillit, les images sont nettes, prenantes. Les rois se sont partagés le monde, ont tous adopté la même manière de gouverner pour façonner les royaumes à leurs images, régner sur leurs sujets dans un pays droit, normé aux arbres coupés au cordeau, aucune excroissance, aucune déviance ne sont tolérées. Même la femme du roi n’a pas le droit de parler, cela le dérange. Le lien à l’actualité est criant.

 

Une enfant surgit, déformée, malformée, rejetée, accueillie chez un couple de vieilles personnes. Élevée dans le tronc du seul arbre biscornu du royaume, elle doit pourtant partir, cette fille de faïence, pour où ? Pourquoi ? Après avoir reçu une feuille et une pointe de bois, elle perd son refuge et le soutien de ses bienfaiteurs, elle prend la route des gueuses, des gueux, évitant les lois du roi.

Et le chemin de l’histoire s’ouvre lentement, le langage des signes d’Evelyne accompagne les images de Christine, amplifie le récit, dessine les contours d’un nouveau paysage, nous propose une autre lecture de cet univers ; Marie les rejoint, avec un son continu tiré de son violoncelle, qui fait vibrer paroles et gestes.

Au rythme de la voix de Christine, nous formons peu à peu une cohorte : « Y avait Celle qui voyait avec les oreilles, Celui né aux pieds retournés, Celle née dans un souffle de silence, Celle qui lisait la danse du corps et des mains, la Fille de Faïence, un Bègue, une Bigle, un Bossu, un Boiteux, des corps cassés, des cœurs à nu. » Tous se rejoignent petit à petit. 

Nous ajustons notre regard et notre écoute, aux trois propositions des artistes, tantôt Christine et le fil de son histoire, tantôt Evelyne et sa gestuelle chorégraphiée, tantôt Marie et le son de son instrument, qui nous surprend par ses chants, d’une voix très pure, traduisant les émotions des personnages, subtils, intenses.

Plus elles deviennent vivantes ensemble, plus une lente et haletante trajectoire se construit sous nos yeux, dans notre esprit et les monstres, aux yeux de certains, forment une chaîne, le soldat à la jambe de bois, la femme et ses quatre enfants, la voleuse, une femme-poule qui aime sauter et danser, même le tournesol les suit du regard.

Ils évitent les soldats, ils parcourent les champs, ils avancent de royaume en royaume, ils errent pour survivre. Ils développent la magie d’un sixième sens qui permet de voir autrement le monde, le chant des oiseaux, transmis entre un père et une fille. Ils partagent ce qu’ils ont, le bègue une histoire et tout le monde se tait, la femme-poule ses œufs, les enfants le bois pour faire un feu, jusqu’à danser, danser au cœur de la forêt, avec la reine… Et s’entrecroisent les histoires des uns et des autres, la fille de faïence devenant la fille qui trace le chemin.

Tout à coup, Marie fait rebondir l’histoire en la reprenant, en l’interrogeant…

Le public rit, la fluidité et la complicité de ces trois artistes deviennent comme un miroir et chacune nous émeut, jamais l’une d’entre elles  ne nous retient, elles créent ensemble cette magie continue qui nous envahit, cette poésie troublante qui se tisse doucement. 

Quand le monde nous croit différent, que dépose-t-on, que  transpose-t-on, comment naît-on ?
Chacune nous livre un confins d’elle-même avec élégance, humour et simplicité. Envisager la marge, comme dans les contes, nous invite à changer notre regard sur l’Autre et le monde. Ce spectacle en est un exemple réussi.

Les trois femmes sont entourées d’Isabelle Puissant, comédienne, metteuse en scène et enseignante, écouteuse d’histoires.

https://www.youtube.com/watch?v=Qgd8UGmqVEQ&t=1s&ab_channel=VoixDeFemmes 

Spectacle vu dans le cadre de SISTAS, mars 2022, Île d’Oléron.



Martine Carpentier a dirigé le Centre des Arts du récit de 2014 à 2020.

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