Lors d’une soirée du festival Flow, à Fontenay-aux-Roses, les deux conteuses ont présenté leurs créations, « Terre » et « La Trouée », qui donnent la parole à ceux et à celles que l’on n’entend guère d’ordinaire, les migrants et les agricultrices.
Pour sa quatrième édition, qui dure jusqu’au mardi 14 février, Flow, le festival des arts de la parole (dont j’avais évoqué la première édition en janvier 2020 sur mon blog L’Arbre aux contes), conçu par Alexandra Bic, directrice du Théâtre des Sources à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), et son équipe, a choisi de proposer des doubles soirées, à savoir deux spectacles autour d’une même thématique, l’un à 18 heures et l’autre à 21 heures, et une pause dîner, afin de profiter au maximum de la configuration spéciale du théâtre pendant la durée du festival, avec une salle à jauge réduite, plus intime, des espaces de détente et de jeux, un coin librairie, et un bar-restaurant ouvert dès l’après-midi. C’est dans ce cadre convivial et propice à écouter des histoires que j’ai pu découvrir, samedi 28 janvier, deux talentueuses et émouvantes conteuses, Praline Gay-Para et Cécile Morelle.
J’avais déjà eu l’occasion de rendre compte d’un précédent spectacle de Praline Gay-Para (Compagnie Pavé Volubile), Rise Up !, présenté au Festival « off » d’Avignon en juillet 2017. A l’époque déjà, j’avais été marquée par la force de l’engagement de cette artiste contre les inégalités et son énergie à dénoncer les injustices de toutes sortes et de tous temps. Avec Terre (2021), elle poursuit dans cette volonté de donner la parole à tous ceux et celles qui sont opprimés à travers le monde à l’heure actuelle, en particulier les migrants qui ont traversé les frontières au péril de leur vie pour arriver jusqu’en Europe, et notamment à Paris. En trois tableaux, mêlant narration, composition sonore et manipulation d’objets et de matières, Praline Gay-Para raconte les parcours respectifs d’une femme, d’un homme et d’un adolescent ayant quitté leurs pays pour fuir la pauvreté, la répression politique et l’enrôlement militaire de force et trouver refuge en France. Ils n’ont ni nom ni prénom car ils sont les symboles de cette foule anonyme de migrants que nous pouvons croiser au quotidien dans les gares ou sur les trottoirs de nos villes.
La manipulation de différentes matières (sable, terre, galets) et d’objets (petites voitures) apporte au spectacle une puissante dimension visuelle et certaines images se suffisent parfois à elles-mêmes sans avoir besoin de recourir aux mots pour faire naître l’émotion au cœur du public. C’est le cas notamment de cette montagne miniature qui apparaît progressivement sous les mains de Praline Gay-Para, se couvrant successivement d’eau, de végétation et de neige (figurés par du sable de différentes couleurs), elle symbolise à elle seule cette frontière naturelle que les migrants doivent franchir entre l’Italie et la France. Pour ce qui est de la narration, elle mêle habilement contes traditionnels et récits de vie sur les parcours périlleux des migrants à travers plusieurs continents et pays, sous la menace constante des militaires, des policiers, des passeurs et de toux ceux qui ont pour objectif de les arrêter ou de les exploiter. Grâce à la parole symbolique de la conteuse, ces récits d’exil individuels revêtent une dimension universelle et tissent l’épopée de ces héros et héroïnes du quotidien que sont les migrants qui ont franchi bien des obstacles pour parvenir jusqu’à chez nous.
De la terre, il y en a aussi beaucoup sur le plateau du spectacle de Cécile Morelle, La Trouée (2022), tout un monticule entassé dans un coin à côté d’un écran géant et d’un pare-choc de voiture. Un décor de prime abord déconcertant, un peu à l’image de toute la représentation, qui ne laisse aucun moment de répit au spectateur, rebondissant sans cesse là où on ne l’attend pas, suscitant des émotions en pagaille et faisant ressurgir une multitude de souvenirs d’enfance parfois profondément enfouis… comme les différents objets que Cécile Morelle déterre au fur et à mesure : un autoradio en pièces détachées, une blouse à fleurs de grand-mère. C’est justement sa grand-mère paternelle, Madeleine, dite « Mado », chez qui elle a passé des vacances scolaires à la ferme en Picardie pendant des années, qui lui a donné l’envie de créer un récit autour des témoignages d’agricultrices, ces femmes de paysans, à qui l’on ne donne pas souvent la parole, et dont le travail, dans un monde dominé par les hommes, n’est guère reconnu.
Comédienne de formation, passée par la Comédie-Française, Cécile Morelle a de multiples cordes à son arc : couture et patronage, conception de masques, clown, enseignement de théâtre, langue des signes, etc. Elève du Labo (2020-2021) puis résidente de La Maison du conte de Chevilly-Larue (Val-de-Marne), elle y a développé son goût pour la collecte et pour le récit. A l’image de ses cursus divers et variés, elle intègre dans son spectacle une multitude de techniques et de disciplines, elle mélange allègrement les genres, du stand-up au témoignage quasi documentaire, de la photo à la vidéo, en passant par la bande dessinée et le film d’animation, pour donner naissance à une création totalement originale et hybride, une sorte de journal intime à mi-chemin entre le récit de vie et le seule-en-scène. La Trouée (un titre lui-même polysémique, pouvant désigner « une large ouverture qui permet le passage ou qui laisse voir » ou « une jeune femme revenant au pays et tentant de répondre à la question : pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? ») regorge de trouvailles scéniques et visuelles particulièrement réussies. Pour n’en citer que deux : le recours astucieux à la participation active du public (par divers procédés, dont l’adresse directe et l’enregistrement de dialogues entre l’artiste et plusieurs spectateurs), et la projection d’images sur le corps de la conteuse. Le rapport au corps est d’ailleurs omniprésent tout au long de la représentation, celui de la comédienne mais aussi celui des agricultrices.
Mais, au bout du compte, quelle que soit la forme choisie par l’artiste, une mise en scène plutôt dépouillée et minimaliste dans Terre, ou, au contraire, riche et foisonnante dans La Trouée, ce qui ressort de ces spectacles, c’est avant tout le talent de conteuse de Praline Gay-Para et de Cécile Morelle. Elles puisent toutes les deux dans le terreau des mots pour donner voix aux sans paroles de notre société.
Flow#4, festival des arts de la parole. Théâtre des Sources, 8, avenue Jeanne et Maurice Dolivet, Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine). Jusqu’au 14 février.
Terre, de et avec Praline Gay-Para (Compagnie Pavé Volubile).
La Trouée, de et avec Cécile Morelle (Compagnie Le Compost).