La jeune conteuse française, formée et installée en Belgique, présente le conte musical « La Pierre verte » depuis 2019.
A chaque fois que j’écris un portrait de conteur ou de conteuse, je suis toujours mû par le même espoir, celui de tomber sur un talent si fort qu’il me rende le reste de la scène simplement fade. Sonnez le glas… Alice Beaufort est arrivée. Conteuse ? Non. Virtuose des arts du récit serait plus approprié. Alice Beaufort sublime humblement cette discipline. C’est une artiste que l’on ne peut pas ne pas écouter. Elle est juste, simplement juste. Elle trouve un équilibre entre une imparable puissance de présence et des images poétiques. Quand elle conte, on a l’impression de se faire projeter par un catcheur tandis qu’il nous récite du Baudelaire avec une voix douce. Elle soulève sobrement la salle comme si c’était une chose facile.
Mais trêve d’adjectifs mélioratifs, revenons aux racines de l’arbre. Alice a grandi entourée de forêts dans une campagne pour laquelle elle a gardé un amour profond. 2017 marque ses débuts dans le monde du conte (grâce à la formation qu’elle a suivie au Théâtre de la parole, en Belgique), 2019, son premier récit pour un public, la professionnalisation a suivi peu de temps après. En revanche, dur de déterminer quand a eu lieu exactement son coup de foudre pour l’art du conte. La parole onirique a juste… toujours été présente ; pour elle, rien ne sépare la scène et la vie. Et Alice Beaufort aime : elle aime l’imaginaire d’où qu’il vienne ; elle aime la puissance cathartique des histoires ; elle aime « la puissance du conte [qui] nous permet d’aller dans des endroits que le discours ne permet pas d’atteindre » ; elle aime même les humains, qui, d’après elle, sont bons tout au fond.
Féministe assumée et engagée
C’est pour ces raisons qu’elle a créé l’incroyable spectacle La Pierre verte qui retrace la vie d’une femme qui, après avoir été violée par des hommes, reviendra sous une autre forme pour les empêcher de recommencer l’impardonnable. Ce spectacle est un flamboyant parpaing jeté dans une mare toxique. A l’heure où je rédige ce portrait, c’est le plus puissant spectacle de conte que je n’ai jamais vu, une libération.
Féministe assumée, portée par l’urgence de son propos (rappelons qu’en 2021, l’Observatoire des violences faite aux femmes parle d’une hausse de 33 % des violences sexuelles), Alice Beaufort offre un spectacle qui sonne effroyablement juste. Elle veut « mêler nos réalités contemporaines au conte trad’ », elle n’a pas peur de nous faire entrevoir ce qu’une femme peut ressentir dans sa chair lors d’un acte pareil sans pour autant nous mener à l’écœurement. La poésie est au service de la vie de tous les jours. C’est un geste fort, assumé, imparable, nécessaire.
Alice Beaufort est engagée, mais pas (seulement) engagée dans la dimension politique du terme. Quand elle vient sur scène, elle semble dire sans malveillance aucune : « Voici mon univers tel qu’il est, j’ai travaillé le plus possible pour vous le transmettre de la meilleure façon possible, et s’il ne vous plaît pas, ce n’est pas grave, mais il ne changera pas. » Paradoxe d’une démarche personnelle qui touche à l’universel, quand n’importe quel artiste risque de devenir impersonnel en voulant plaire à tout le monde. En résumé : elle a la classe par l’intégrité.
Quelqu’un d’intègre
Si je n’avais pas peur de m’emballer, je parlerai d’exemple à suivre. Alice Beaufort n’est pas une petite fille sage mais une élève bosseuse et intègre. Elle donne aux arts du récit une portée dont je ne les croyais plus capables. Le secret de cette réussite vient d’une capacité à puiser des outils précieux dans des disciplines qui pourraient paraître lointaines. D’abord un important travail vocal transcendé par ses collaborations avec des musiciens, ensuite une gestuelle précise héritée de la danse et des arts martiaux, et enfin des recherches. La Pierre verte est à l’origine un récit amérindien, La Yara, collecté par Muriel Bloch, qu’Alice Beaufort a transposé dans la campagne de son enfance. De son propre aveu, elle assume une position « décoloniale » : elle a préféré reprendre l’histoire dans son environnement à elle plutôt que de le raconter dans son propre contexte et risquer d’aboutir à une version caricaturale qui aurait pu être condescendante. Quelqu’un d’intègre, je le redis. Et ça fait du bien.
Mais surtout elle ne voit pas son histoire, elle la vit. C’est une artiste qui ose, qui va au bout de sa démarche sans jamais se contenter du convenable. Plus que l’âme d’une conteuse, elle a avant tout celle des grandes artistes. Enfin, citons ses maîtres respectés : Michel Hindenoch et Myriam Pellicane. Et saluons tous ceux et celles qui ont ouvert la voie pour que de nouveaux artistes de la parole continuent d’emmener le conte vers le haut. Alice Beaufort a la trempe de celles qui peuvent bouleverser les arts du récit.
Et pour demain, Alice Beaufort « croit grave à la puissance transformatrice des récits, c’est à contre-courant du monde actuel ». En façonnant des lanternes magiques, elle réfléchit à des récits fantastiques et musicaux, ses futures chroniques mutantes.