Blog « Les voies du conte » Critique

Le Collectif Quatre Ailes et la compagnie Oh ! Oui font du neuf avec de l’ancien

Leurs créations « Mais regarde toi ! » et « Le Joueur de flûte » mêlent avec brio des figures issues de récits traditionnels, l’Alice de Lewis Carroll et le joueur de flûte de Hamelin des frères Grimm, et des modes d’expression contemporains, en particulier la vidéo.

Comment rendre audibles et compréhensibles par un jeune public qui ne les connaît parfois même pas, ou de très loin, des histoires anciennes comme celles d’Alice au pays des merveilles ou du joueur de flûte de Hamelin ? C’est ce défi qu’ont relevé deux compagnies avec leurs derniers spectacles en date, découverts à quelques jours d’intervalle fin novembre.

Anna (Maud Martrenchar) dans « Mais regarde toi ! » | NICOLAS GUILLEMOT/COLLECTIF QUATRE AILES

Avec Mais regarde toi !, les trois fondateurs du Collectif Quatre Ailes, Annabelle Brunet, Michaël Dusautoy et Damien Saugeon, dont la précédente création Certains regardent les étoiles était déjà une vraie réussite en terme d’adaptation scénique d’une œuvre littéraire, se sont attaqués à la modernisation d’un monument de la littérature dite pour enfants, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865), de Lewis Carroll, et plus précisément sa suite, De l’autre côté du miroir, parue en 1871. Leur héroïne, Anna, 11 ans, dont le prénom est volontairement un palindrome, va être plongée comme son modèle carrollien dans un univers parallèle peuplé de créatures étranges : la Reine rouge, l’œuf Humpty Dumpty, le chat du Cheshire, des fleurs qui parlent, etc. Comme Alice, Anna va devoir affronter un certain nombre d’épreuves pour remporter la couronne royale.

Mais cette Alice des temps modernes doit aussi faire face à des problèmes bien de son époque, qui sont ceux de bon nombre de préados aujourd’hui : le harcèlement moral dont elle est victime de la part des autres élèves depuis son entrée au collège ; le divorce difficile de ses parents ; le conflit permanent entre l’image désastreuse qu’elle a de son physique et la vision idéalisée de l’adolescente hypersexuée véhiculée sur les réseaux sociaux. Déstabilisée par le regard des autres, poussée à bout par les moqueries et les insultes incessantes, elle tente de se suicider et plonge dans un coma profond. Sa sortie ou non de ce coma dépend de sa capacité à surmonter les épreuves mises sur son chemin par la Reine rouge, avec l’aide de personnages plus ou moins bienveillants qui peuplent son cerveau.

Une mise en scène astucieuse conçue autour d’un grand miroir central dans lequel se reflète le plateau permet de symboliser ce passage dans l’univers mental d’Anna, ce basculement dans une dimension onirique. L’image de la comédienne Maud Martrenchar qui incarne avec d’autant plus de talent et de mérite ce personnage principal qu’elle passe la majeure partie de la représentation allongée sur le sol est projetée sur ce miroir-écran dans une vidéo qui défile quasiment pendant toute la durée du spectacle. Plusieurs personnages (campés avec brio par Damien Saugeon) n’apparaissent d’ailleurs que sous forme d’images vidéo. La troisième interprète de ce brillant trio, Julie André, apparaît, quant à elle, par intermittence de l’autre côté du miroir, symbolisant la conscience adulte d’Anna.

Cette combinaison entre des thèmes contemporains qui parlent au jeune public d’aujourd’hui (harcèlement scolaire ; omniprésence des réseaux sociaux, des youtubeurs et autres stars d’Instagram ; question du genre, etc.) et des modes d’expression actuels comme la vidéo (voire les jeux vidéo) permet à tout le monde de pouvoir suivre et comprendre l’histoire d’Anna, même sans rien connaître de son double littéraire, Alice.

Joachim Latarjet et Alexandra Fleischer dans « Le Joueur de flûte » | OLIVIER OUADAH/CIE OH OUI !

On retrouve dans le spectacle de la compagnie Oh ! Oui, Le Joueur de flûte, une volonté identique de mêler récits anciens et préoccupations contemporaines. La légende ancestrale allemande du joueur de flûte de Hamelin popularisée par les frères Grimm en 1816 sert ici de support à une évocation des maux de la société moderne : la pollution de la planète par les déchets humains, la corruption et le clientélisme des élus locaux, les relations entre générations, etc. Y court aussi en filigrane une réflexion sur la différence, sur le fait d’être rejeté par une communauté (dans sa jeunesse, le joueur de flûte est insulté et frappé par d’autres enfants jaloux de ses talents musicaux). Comme l’explique lui-même Joachim Latarjet, auteur du texte de cette adaptation, dans la présentation du spectacle : « Replacer cette histoire dans notre monde contemporain était une manière d’aborder avec les enfants la complexité des choses, le fait que l’être humain est particulièrement doué pour créer des problèmes et se compliquer la vie ! »

Le dispositif scénique est ici aussi composé d’un plan horizontal (représentant tantôt la campagne tantôt la ville) et d’un plan vertical (un écran vidéo), sur lequel sont projetées en continu des images, notamment des paysages ou des rats. S’y ajoute une place essentielle accordée à la musique en direct sur le plateau : Joachim Latarjet joue à merveille de plusieurs instruments, en particulier du trombone (le morceau final est de toute beauté) et Alexandra Fleischer, outre ses talents de comédienne, se révèle être une excellente chanteuse en interprétant plusieurs titres.

Comme dans le cas d’Anna/Alice, le jeune public peut parfaitement suivre l’histoire de ce joueur de flûte sans rien connaître de son illustre ancêtre. Et c’est en cela que ces deux spectacles sont de vraies réussites : ils sont parvenus à créer leurs propres images actuelles, leur propre symbolique contemporaine à partir de figures venues du passé.

Mais regarde toi !, du Collectif Quatre Ailes. Avec Julie André, Maud Martrenchar, Damien Saugeon. Mise en scène, vidéo et scénographie : Michaël Dusautoy et Annabelle Brunet. Durée : 1 h 15. Tout public à partir de 11 ans.

Le Joueur de flûte, de la compagnie Oh ! Oui. Avec Alexandra Fleischer et Joachim Latarjet. Texte, musique et mise en scène : Joachim Latarjet. Durée : 50 minutes. Tout public à partir de 8 ans. Prochaines dates : du 30 novembre au 6 décembre à La FabricA (Avignon) ; les 11 et 12 décembre à La Grande Halle de La Villette (Paris) ; les 21 et 22 décembre au Grand Bleu (Lille).

Journaliste au Monde.fr depuis 1998, j’ai toujours éprouvé une admiration sans bornes pour ces artistes de la parole que sont les conteurs et conteuses. Après avoir travaillé pendant plusieurs années comme bénévole dans l’organisation de festivals de contes et de théâtre de rue, je me suis lancée en octobre 2013 dans l’aventure d’un blog consacré aux arts du récit, L’Arbre aux contes, qui a fermé définitivement en octobre 2021. Je participe désormais au blog collectif de « La Grande Oreille ».

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