Blog « Les voies du conte » Critique

Clara Guenoun et Julie Métairie font entendre les maux d’aujourd’hui dans leurs récits de vie

Avec « Requin-Chagrin » et « Amaan », les deux conteuses, la première en solo et la seconde en duo avec Mathilde Tirard, font écho aux drames de la société contemporaine, avec la mer et Marseille en toile de fond.

La conteuse Clara Guenoun dans « Requin-Chagrin » | ANNE MAUCOTEL

Les hasards de la vie ont fait que j’avais découvert en juin 2018, à La Maison du conte de Chevilly-Larue (Val-de-Marne), de courts extraits des spectacles de Clara Guenoun et de Julie Métairie, Requin-Chagrin et Amaan, alors encore au tout début d’un long processus de création, et ce dans le cadre d’une soirée baptisée « L’Envol du Labo 4 », destinée à présenter au public le travail accompli par les élèves du cursus de formation longue aux arts du récit proposé par La Maison du conte. Elles faisaient toutes deux partie des vingt conteurs et conteuses de la promotion 2016-2018 de ce Labo. A cause de la pandémie de Covid-19 et des confinements successifs, ce n’est que près de quatre ans plus tard que j’ai pu enfin les voir dans leurs versions intégrales et entièrement abouties, à une semaine d’intervalle début mars. Et, malgré quelques différences, leur parenté m’a immédiatement sauté aux yeux.

Clara Guenoun et Julie Métairie ont toutes les deux choisi de faire écho sur scène à des problématiques sociales actuelles, comme l’immigration, les violences de toutes sortes (envers les femmes, victimes de viol, mais aussi les adolescents, cibles collatérales des armes à feu qui circulent dans les quartiers dits sensibles), la précarité, le chômage… Et ce non pas de façon abstraite et théorique, mais en les incarnant, au contraire, à travers des personnages de chair et d’os, des personnalités fortes qui frappent directement au cœur des spectateurs, qui pourront difficilement les oublier, une fois sortis de la salle. Qu’il s’agisse d’Amaan, la jeune femme née à Tunis, obligée de fuir son pays pour se réfugier à Marseille et tenter d’y oublier le viol subi à 17 ans, ou du groupe de sept adolescents, Mamadou et ses copains, élèves d’une classe de troisième professionnelle métallerie-chaudronnerie, nés en France mais « de parents nés ailleurs » comme le dit Clara Guenoun elle-même dans Requin-Chagrin.

Du rire aux larmes

Mais leurs spectacles ne se limitent pas uniquement à l’évocation de cette réalité quotidienne souvent sordide, dure et violente, heureusement, et c’est là que réside leur réussite. Elles parviennent l’une comme l’autre à transcender ces maux de la société moderne en ouvrant leurs récits vers d’autres horizons, en particulier la mer omniprésente dans les deux spectacles, soit à travers la ville de Marseille (Amaan l’exilée y trouve une nouvelle existence et un travail de femme de ménage ; les sept adolescents de Requin-Chagrin y vivent un road-trip magique le temps d’un court séjour organisé par leur professeure de français), soit à travers des figures et des histoires inspirées de la tradition orale (la baleine de Pinocchio, l’homme-requin, le dragon des mers, etc.)

La musicienne Mathilde Tirard (au fond) et la conteuse Julie Métairie dans « Amaan » | JULIE MITCHEL

Elles ont également recours l’une comme l’autre à d’autres modes d’expression que la parole, notamment la musique et la danse. Julie Métairie a mis particulièrement l’accent sur ces autres formes de narration, qui font partie intégrante de son spectacle : Mathilde Tirard crée en live la partition électro d’Amaan et le krump (danse urbaine née dans le ghetto de Los Angeles au début des années 2000) occupe une place essentielle dans son récit. Clara Guenoun a recours à une bande-son assez éclectique (qui mêle aussi bien un chant anarchiste italien des années 1970, Ballata per l’anarchico Pinelli que des chansons du groupe toulousain Zebda) pour rythmer sa représentation.

Ces deux artistes ont un talent indéniable pour embarquer le public dans leurs histoires, inspirées de la réalité la plus tragique de notre monde, ou tournées vers l’imaginaire et l’ailleurs des contes. A écouter leurs émouvants récits de vie, on passe constamment du rire aux larmes, car l’humour n’est jamais bien loin, même derrière la violence atroce de certains faits (le viol d’une jeune fille par un groupe d’hommes saouls ou le meurtre d’un adolescent victime du trafic d’armes dans une cité). Notamment dans la joie de vivre d’une jeunesse qui aime danser et s’éclater en boîte de nuit, peut-être pour mieux oublier le temps d’une soirée le chaos de la société d’aujourd’hui.

Requin-Chagrin, de et avec Clara Guenoun. Durée : 1 heure. Tout public à partir de 11 ans. Théâtre de la Croisée des Chemins, 120bis, rue Haxo, Paris 19e. Tous les mercredis à 19 heures, jusqu’au 4 mai.

Amaan, conte électro. Ecriture et interprétation : Julie Métairie (Trans’Art Int.). Mise en scène : Julie Métairie et Cille Lansade. Musique live : Mathilde Tirard. Durée : 1 h 10. Tout public à partir de 12 ans. Représentations à Paris en juin et tournée en France.

Journaliste au Monde.fr depuis 1998, j’ai toujours éprouvé une admiration sans bornes pour ces artistes de la parole que sont les conteurs et conteuses. Après avoir travaillé pendant plusieurs années comme bénévole dans l’organisation de festivals de contes et de théâtre de rue, je me suis lancée en octobre 2013 dans l’aventure d’un blog consacré aux arts du récit, L’Arbre aux contes, qui a fermé définitivement en octobre 2021. Je participe désormais au blog collectif de « La Grande Oreille ».

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