Dans « Tu parles, Charles ! », la conteuse s’interroge sur la place du merveilleux et de la parole symbolique dans le monde d’aujourd’hui et invite à la réflexion.
Après Le Rigoletto (Paris 19e) pour découvrir le spectacle d’Isabelle Sauvage, La Vaillante des vaillants, mardi 21 février, c’est avec un autre lieu de rendez-vous régulier du conte à Paris que j’ai renoué quelques jours plus tard, lundi 27 février : Au Soleil de la Butte, situé comme son nom l’indique au pied de la butte Montmartre, rue Muller, dans le 18e arrondissement. La petite salle en sous-sol a connu des travaux de rénovation pour se transformer, depuis fin 2021, en un Montmartre Comedy Club, qui accueille, du mercredi au dimanche, les nouveaux visages du stand-up. Mais le lundi soir, on peut encore y écouter conteurs et conteuses invité(e)s par le collectif Histoires & Cie.
En ce lundi soir, les murs de ce Montmartre Comedy Club n’ont pas dû se sentir dépaysés car le spectacle proposé ne manquait pas d’humour et n’avait rien à envier aux numéros des artistes du stand-up qui s’y produisent d’ordinaire. Tu parles, Charles ! est, en effet, comme le présente son autrice et interprète, Karine Mazel, une « causerie contée » qui aborde avec une bonne dose d’impertinence et de second degré la question de la légitimité de la parole symbolique dans notre société prompte à dénoncer les clichés sexistes et réactionnaires soi-disant véhiculés par ces récits venus d’un autre temps. A travers une discussion à bâtons rompus avec sa copine d’enfance Isa qui clame haut et fort son rejet des contes, Karine Mazel s’interroge sur la manière dont on peut continuer (ou pas) à raconter des histoires d’autrefois à un public d’aujourd’hui, en les modernisant, en les mettant au goût du jour (ou pas).
Démêler les fils
Seule face à un monceau de pelotes multicolores emmêlées les unes aux autres – un clin d’œil, entre autres, au nom de sa compagnie Les Mots tissés, créée en 1995 – Karine Mazel cherche à dénouer, au propre comme au figuré, l’écheveau de fils entrelacés, de défaire les nœuds et de tirer le bon (fil, motif, récit, etc.) Elle aborde pêle-mêle une multitude de thèmes très intéressants, notamment la façon dont ces récits venus d’une tradition orale parfois très lointaine ont été largement remaniés et modifiés par leurs collecteurs, Charles Perrault et consorts (les frères Grimm pour ne citer qu’eux), pour y ajouter une morale (qu’ils ne contenaient pas à l’origine) et les adapter aux mœurs de leur temps. Idem pour Walt Disney qui y a apporté sa touche personnelle. Pour illustrer son propos, elle interrompt parfois le fil de sa réflexion pour raconter les versions originelles (et originales) de certains contes parmi les plus connus, comme Le Petit Chaperon rouge, par exemple. Dans sa version, la petite fille, qui n’est en réalité pas si petite que ça, plutôt une jeune femme, finit par manger, sans le savoir, les seins et le sexe de sa grand-mère, cuisinés en ragoût par le loup, et par boire son sang versé dans une bouteille, on est alors bien loin de l’univers édulcoré d’un Perrault ou de Disney.
Karine Mazel fait alterner ces moments consacrés aux histoires avec une série d’interrogations sur la société actuelle, sur les rapports entre les hommes et les femmes, sur le sort réservé à ces dernières, la cinquantaine passée, sur leur invisibilisation constante. En psychologue (depuis 2019, elle est diplômée de psychopathologie clinique-orientation psychanalytique, de l’université Paris Diderot), elle y ajoute aussi quelques références aux philosophes Deleuze, Nietzsche et Agamben. Elle n’hésite pas non plus parfois à pousser la chansonnette, de la célèbre Cendrilllon (1982) de Téléphone à un titre moins connu, mais aux paroles redoutablement efficaces, de Brigitte Fontaine, Prohibition (2009).
Les passages contés sont un véritable bonheur et permettent de découvrir des récits trop rarement narrés sur scène comme le conte russe La Plume de Finist-Fier Faucon, avec ses personnages de Babayagas, symbole pour Karine Mazel de « ces femme libres et puissantes qui savent que vieillir, c’est s’affranchir et s’agrandir » ou l’histoire du Prince serpent qui dévore ses épouses durant la nuit de noces jusqu’à trouver celle qui permettra sa métamorphose en jeune homme. Elle s’aventure même à ébaucher une version modernisée du célèbre Peau d’âne (adapté à l’écran en 1970 par Jacques Demy, entre autres), pour en souligner très vite elle-même les limites et les écueils. Comment évoquer un thème comme l’inceste sans tomber dans le glauque et le sordide ? Autant de réflexions sur les contes qui méritent le détour et dont on peut trouver un aperçu dans la série de courtes vidéos réalisées par Laurent Dhainaut, disponible sur la chaîne YouTube de Karine Mazel.
Prochains rendez-vous au Soleil de la Butte, 32, rue Muller, Paris 18e : un Salon du livre de contes (avec ventes, échanges, lectures et récits), lundi 13 mars à 20 heures, et une Contée dans le noir par la collégiale Histoires & Cie, lundi 27 mars à 20 heures. Tarifs : 5 euros et 10 euros (boisson comprise). Réservation recommandée à resa.histoiresetcie@gmail.com (pour la Contée dans le noir).
Prochaines dates pour le spectacle Tu parles, Charles ! : jeudi 6 avril à 20 h 30 à L’Eolienne à Marseille et mercredi 10 mai à 19 heures au Centre des arts du récit à Grenoble.