Blog « Les voies du conte » Critique

Comment ma tête s’est dévissée, mon état de grenouille

 

Comment ma tête s’est dévissée, mon état de grenouille avec Florence Desnouveaux et Aleksandra Bétanska

J’ai assisté à une sortie de résidence de la dernière création de Florence Desnouveaux Comment ma tête s’est dévissée, mon état de grenouille. Dans ce spectacle, l’artiste raconte son expérience de l’indicible violence et du chaos dans lequel les attentats l’ont plongé et témoigne du secours que le conte merveilleux et la parole symbolique ont été pour elle.

Florence Desnouveaux raconte des contes de tradition orale ainsi que des récits de vie depuis de longues années. Dans ce spectacle, elle se constitue en personnage d’une menterie et incarne une conteuse qui a, au sens propre, perdu la tête et qui part à sa recherche. Ce recours à l’onirique rappelle, le jaillissement vital, libre et fantasque des surréalistes au lendemain d’une guerre génocidaire.

Dans un style propre à la menterie, elle use donc du « je » et du « jeu » et mêle des éléments du quotidien à des images oniriques. Quatre récits s’imbriquent ; le voyage du personnage en quête de sa tête, sa vie dans un immeuble parisien, l’irruption des attentats du Bataclan et le conte russe de La Princesse Grenouille.

L’autrice/actrice saute d’un registre à l’autre avec l’évidence de la grenouille qui avance. Et moi, je la suis, accrochée sur son dos dès les premiers mots.

Chaque récit est narré à la première personne et l’un d’entre eux est directement inspiré de la vie de l’autrice. Pourtant, il ne s’agit jamais d’un descriptif banal d’actions quotidiennes, ni d’un étalement égotique. Grâce à une écriture singulière, exigeante et sensible, Florence Desnouveaux devient le personnage d’une fiction plus vaste qu’elle et qui la dépasse. Elle témoigne d’une perception particulière de son immeuble et de son quartier, irriguée par l’imaginaire et stylisée dans le corps et dans l’espace.

Quand elle raconte et joue par exemple, l’épreuve (initiatique) du passage des portes du hall de l’immeuble qui se referment d’elles-mêmes, elle livre une danse de résistance. Ses pieds se heurtent aux accoudoirs du fauteuil, ses jambes s’emmêlent. Cette scène de théâtre physique, faite de répétitions, d’amplifications textuelle et corporelle, me dit l’absurdité du monde moderne et l’écrasement des êtres par la technologie et la rationalisation. Elle me dit aussi l’obstination à ne pas se laisser gêner au sens où Virginia Woolf l’entend : « L’affaire est de se libérer soi-même : trouver ses vraies dimensions, ne pas se laisser gêner. » C’est ce que l’artiste réalise avec cette écriture de la métamorphose. Elle révèle les liens invisibles entre quotidien, rêve, fiction, réalité, merveille, jeu, narration, dialogue, monologue, musique, chant, mouvement, imbrications, renversements, accélération, suspensions… Elle endosse le personnage de la grenouille et raconte de son point de vue. Elle ne se laisse pas gêner par les cases, les limites et les « il faut ». Elle explore et transfigure l’expérience commune. C’est, dans cet agrandissement propre à l’acte artistique, que le banal et le personnel deviennent signifiants pour tous et pour chacun.e.

De même que le conte merveilleux et le récit contemporain sont en miroir, la comédienne et violoniste Aleksandra Betanska est un dédoublement du personnage de la conteuse. Elle incarne par sa musique et sa présence espiègle, le jaillissement salutaire de la fantaisie, au cœur de la désolation. Comme les morceaux d’un miroir brisé, le fond et la forme du spectacle mettent en scène les différentes facettes de l’expérience du personnage. Et moi qui regarde et qui écoute, je rassemble ces morceaux dans une image kaléidoscopique mouvante et stimulante.

À sa parole précise et rythmée, elle tisse un art du mouvement, une écriture de l’espace. Au centre du plateau un fauteuil jaune et tout autour, un fatras de vêtements éparpillés, m’ont successivement évoqué le bazar d’un emménagement, le chaos des émotions, les feuilles du trottoir ou les cadavres après les rafales. Dans un mouvement propre à l’énergie vitale qui traverse ce spectacle, ils furent rangés, balayés, suspendus, redressés. Les deux réalités ; celle des images montrées au plateau et celles évoquées par la parole se tissaient et se répondaient dans un mouvement conjoint sans faire écran à mon imaginaire.
L’art du conte est aujourd’hui traversé par différents courants : écriture orale improvisée ou texte écrit et interprété, contes traditionnels adaptés ou actualisés, récits de vie tissés de motifs de contes, histoires ou contes chantées, dansés, récits documentaires… Après un détour par le terme « nouveau conte », il me semble que ce spectacle relève de ce que j’appellerai le théâtre de narration. Un théâtre dont le personnage principal est un récit, porté par un.e des artiste (ou plusieurs) qui adresse sa parole directement au public et qui met la mise en scène, le jeu d’acteur, les lumières, la danse et la musique etc, au service de la narration.

Comment ma tête s’est dévissée, mon état de grenouille est un spectacle polymorphe et libre qui stimule, déstabilise, donne le vertige. Le conte merveilleux y trouve sa place : les deux pieds dans la boue de notre humanité, le corps recouvert d’une peau de grenouille et la tête dans la canopée des rêves.

À découvrir le 19 avril à 10h et 19h30 à La Maison du Conte de Chevilly Larue (92)

Écriture : Florence Desnouveaux & Alain Prioul
Mise en scène : Alain Prioul
Création lumières, scénographie et photographies (en jeu et portraits) : Laurent Dhainaut
Costumes : Christine Chazelle
Graphisme : Carine Baudet (affiche et dossier)
Production/diffusion : La Compagnie des épices
Élodie Loureiro : lacompagniedesepices@orange.fr

 

 

 

 

Écrire un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.