N°9 – des mots pour la chose, contes licencieux

 

| Éditorial

Licencieux, paillards, érotiques, amoureux, comment qualifier ces contes que d’ordinaire l’on situe, en géographie humaine, au-dessous de la ceinture ? La profusion même des qualificatifs possibles témoigne d’une gêne quasiment physique. Au mieux, ces contes-là sont considérés comme négligeables, au pire comme scandaleux, en gros comme ces nourritures excessives que déconseille le bon goût des diététiciens de l’esprit. Pourquoi donc leur consacrer un dossier ? Que diable, n’est-il pas des sujets plus aimables, plus exaltants, plus nobles ? Sans doute. Plus importants qu’on ne le croit, plus instructifs, plus dignes de notre intérêt ? En vérité, peut-être pas. Humbles, certes, ils le sont. Comme l’humus, la terre noire. Question : Du ciel ou du fumier, qui est le père de la rose ? L’essentiel de nos vies (je parle de ce désir qui nous pousse à encorner obstinément le temps, notre ennemi mortel), oui, le plus précieux de nos vies est sans doute caché là, dans ces facéties que se plaît à créer et à recréer sans cesse l’âme poétique des peuples. Je pense à ces retours de funérailles campagnardes, aux énormes festins qui attendaient les endeuillés, après l’adieu au cimetière. On y parlait des vertus du défunt, de ses qualités d’homme, de ses ruses, de ses frasques enfin, préludes à la nécessaire renaissance du rire, du rire de ventre comblé, nourri, revivifié, après le passage de la grande Faucheuse. Parce que le rire est le propre de l’homme. Sait-on vraiment ce que nous dit cette phrase mille fois entendue ? Sait-on vraiment jusqu’où elle peut nous mener, si nous daignons la suivre dans sa perpétuelle exploration de ces élans irrationnels que l’on appelle la vie ? 1993. À Sarajevo, c’est l’année terrible. On chasse la mort par la porte, elle rentre par la fenêtre. Or, cette année-là, Sarajevo bat le record d’Europe des naissances, au point qu’il a fallu ouvrir un peu partout, dans les ruines, des maternités de fortune. La vie, vous dis-je, l’amour viscéral de la vie, le désir, la jouissance partagée, voilà nos armes ancestrales contre l’incessant assaut de la mort. Et s’il était urgent de redécouvrir ces vérités aussi basses que sacrées, en ces temps où le mot «stérile» n’effraie plus le monde mais, étrangement, le rassure ? Et si nos pires démons naviguaient, plus que dans nos bourbiers, dans l’air raréfié du propre, du risque zéro et de ce fantôme de rire qu’on appelle la dérision ? Les contes, on le sait, ont réponse à tout. Les contes de sagesse répondent aux questions de l’âme et de l’esprit, les contes merveilleux aux questions indicibles, les contes paillards aux questions vitales. Ils sont ce que le sexe est à l’enfantement, et accessoirement (mais est-ce un hasard accessoire ?) un lieu incomparablement vivace de création langagière, un lieu où jamais le rire ne grince ni ne se rétracte en ricanement, mais au contraire dilate les corps et les voix jusqu’à ébahir, pour peu qu’on le laisse librement aller, le vieux père d’En-Haut. Nous espérons convaincre de tout cela ceux qui ne le sont pas encore. Et que l’on ne s’y trompe pas : notre célébration de l’inconvenant n’a d’autre ambition que de nourrir notre désir d’aller plus loin, un peu plus loin dans l’exploration buissonnière de nos mystères amoureux.


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